Marco Polo, de la fable à la science : 700 ans d'apprentissage du monde
À l’occasion des 700 ans de la mort de Marco Polo, cette exposition retrace la manière dont les sciences humaines et sociales se sont emparées de ses récits : comment, après avoir été illustrés, traduits, ou encore mis en recueil, ils deviennent une source d'inspiration pour les voyageurs savants et un objet d’étude à part entière.
Commissariat
- Christelle Mazé (BULAC)
- Laurent Quisefit (BULAC)
La figure de Marco Polo (1254-1324), depuis le Moyen Âge, n’a cessé de fasciner et de traverser les siècles, s’enrichissant des multiples lectures du Devisement du monde. L’homme se confond avec son œuvre, devenue célèbre dès le vivant de son auteur, traduite en diverses langues et commentée durant plus de 700 ans. Le Devisement du monde a été lu par certains comme un agréable divertissement littéraire, par d’autres comme une mine d’informations sur des contrées étranges et lointaines. Et son auteur a pu être considéré tour à tour comme un conteur particulièrement doué ou comme un voyageur ethnographe et géographe.
Braudélienne en diable, la figure de Marco Polo, riche d’une épaisseur temporelle de sept siècles, offre l’occasion de s’interroger sur les multiples usages et interprétations qui ont été faites du Vénitien et de son récit de voyage. À travers eux se dessine le cheminement des sciences humaines pour s’approcher d’une plus exacte connaissance du monde.
Présentation
Vers 1298 Marco Polo, marchand vénitien, était de retour en Italie après 24 ans passés en Asie, lorsqu’il fut capturé par les Génois. Durant sa captivité, il fit la connaissance de Rustichello de Pise, écrivain professionnel, spécialiste de romans de chevalerie et d’épopées arthuriennes. C’est avec l’aide de ce dernier qu’il fit mettre par écrit le récit de son périple. Rédigé en franco-italien, cette composition « à quatre mains » rencontra dès le XIVe siècle un vif succès. Recopié sur plus de 150 manuscrits et maintes fois imprimé, Le Devisement du monde fut traduit en toscan, en vénitien, en latin, en catalan, en aragonais, en allemand, en gaélique, en tchèque, en portugais et en castillan. Le récit de Marco Polo fut ainsi diffusé à travers toute l’Europe. Il toucha un public socialement varié et motivé par des intérêts divers, allant des rois de France ou du Portugal aux marchands toscans, en passant par des juristes, des médecins et des religieux missionnaires. Romancé, peuplé de créatures fabuleuses et de merveilles par Rustichello, le récit de voyage de Marco Polo offrait tout à la fois un agréable divertissement, des anecdotes à intégrer dans une conversation mondaine ou encore des exempla destinés à illustrer des sermons apostoliques et à capter l’attention ; il fournissait aussi une mine d’informations sur l’Extrême-Orient et sur ses peuples mal connus.
Le manuscrit original ayant été perdu, et les nombreuses traductions faites les unes à partir des autres, la fiabilité des paroles du marchand vénitien fut très tôt mise en question. À partir du XVIe siècle, des humanistes érudits comme Giambattista Ramusio cherchèrent à établir un texte qu’ils espéraient le plus proche possible de la version originale de Marco Polo. Ses dires furent comparés avec ceux laissés par d’autres voyageurs tels Hayton l’Arménien, Jean de Mandeville ou Guillaume de Rubrouck. Des recueils, parfois annotés et glosés, furent alors composés et édités. Ces ouvrages gardaient une fonction de « littérature de divertissement » en donnant à lire – ou à attendre – des récits d’aventures advenues dans les lointaines contrées d’un Orient fabuleux. Mais ils permirent aussi de confronter les différents témoignages de voyageurs afin de parvenir à une meilleure connaissance des « choses orientales ». Les philologues entreprirent de comparer les manuscrits et les versions du Devisement du monde, tandis que des savants intégraient les observations géographiques et ethnographiques à leurs propres travaux pour discuter de l’existence des Cynocéphales ou de la localisation de l’île de Cipango (Japon). À l’époque moderne, dans un contexte d’exploration du monde et de découverte de terres inconnues des Occidentaux, cosmographes et cartographes s’appuyèrent sur les observations de Marco Polo pour établir leur « description du monde » et dessiner leurs cartes. Ainsi de La cosmographie universelle d’André Thevet, offerte au roi de France en 1575.
Dans la lignée du questionnement scientifique adopté par les savants des Lumières, qui avaient envisagé Marco Polo davantage comme un voyageur explorateur que comme un marchand, les chercheurs du XIXe siècle s’emparèrent de la figure du Vénitien et de son récit de voyage. Les philologues poursuivirent leur travail d’érudition dans l’étude des différentes versions du Devisement du monde. La compréhension et l’analyse du récit polien connurent ainsi des avancées substantielles grâce à plusieurs éditions critiques, de William Marsden (1818) à Luigi Foscolo Benedetto (1928), en passant par Henry Yule (1871). Ces éditeurs savants s’appuyèrent sur leurs réseaux scientifiques et exploitèrent les apports de toutes les disciplines des sciences humaines : non seulement philologie mais aussi histoire, géographie et ethnographie. Loin de ne pratiquer qu’une « recherche de cabinet », ils intégrèrent à leurs analyses les observations faites par des explorateurs, missionnaires ou chercheurs partis sur leurs terrains d’étude. Les historiens retracèrent la vie de Marco Polo et de sa famille, restituèrent le contexte de production du Devisement du monde et utilisèrent les données contenues dans l’ouvrage pour les croiser avec d’autres sources et écrire l’histoire des relations entre l’Orient et l’Occident. Les géographes définirent les spécificités de leur discipline, nouvelle venue dans le milieu académique, en confrontant les observations de Marco Polo avec celles d’ingénieurs géomètres et cartographes contemporains. Les ethnologues, tel l’Américain Berthold Laufer, firent le relevé des étranges coutumes mongoles, indiennes ou chinoises rapportées par le Vénitien pour, là encore, les comparer à leurs propres travaux de terrain.
Les études poliennes illustrent ainsi comment les sciences humaines posèrent les fondements de leur méthode d’analyse critique : collecte d’informations récentes, vérification de la fiabilité des sources et croisement de celles-ci.
La figure de Marco Polo et Le Devisement du monde ont toujours été étroitement associés aux Routes de la Soie. Ils le restent encore de nos jours, intéressant désormais des chercheurs en Mongolie, en Corée, en Chine. Dans un contexte de développement des « Nouvelles Routes de la Soie » par les autorités chinoises, les études sur le marchand vénitien et son œuvre s’insèrent dans le projet d’analyser l’histoire des relations entre Orientaux et Occidentaux, notamment diplomatiques et commerciales, et de dégager les mécanismes de développement de leurs modes de communication et de leurs échanges. Le Vénitien et son récit de voyage ont laissé leur empreinte dans les esprits et continuent de stimuler l’imaginaire et la curiosité. À l’instar des explorateurs des siècles passés, des voyageurs, photographes, documentalistes, journalistes, diplomates partent encore « sur les traces de Marco Polo », désireux de retrouver les anciennes Routes de la Soie parcourues par les Polo, d’en reconnaître les lieux et de saisir les transformations que le passage du temps opère sur les peuples et les contrées du Devisement du monde.
Marco Polo édité, recopié, transformé et emprunté : mises en recueil et usages à l'époque moderne
La multiplicité des manuscrits et des traductions du Devisement du monde, et ce dès le XIVe siècle, illustre le succès du récit de Marco Polo. Les érudits en opérèrent un véritable travail de recopiage, de collationnement et d'annotation tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne. Dans ces entreprises savantes résidait une difficulté de taille : celle du choix d’un texte de référence. Nul manuscrit original n’ayant subsisté, les diverses traductions et éditions de Marco Polo ont été faites non pas à partir d’un texte original mais à partir les unes des autres. Ainsi la version originale dictée par Marco Polo et transcrite en franco-italien par Rustichello de Pise fit d’abord l’objet d’une traduction vénitienne, cette dernière donnant ensuite lieu à une traduction toscane, elle-même traduite en latin, qui à son tour fut retraduite en toscan. Le récit polien s’est donc déployé en plusieurs traductions et en plusieurs versions, parfois dans une même langue.
Dans cette histoire de transmission, l’œuvre de Francesco Pipino a fait date. Une douzaine d’années après le retour de Marco Polo, ce moine dominicain de Bologne entreprit de traduire en latin le récit du voyageur vénitien. Cette traduction latine connut un tel succès à travers l’Europe que les érudits eux-mêmes finirent par penser que la version originale du Devisement du monde avait été rédigée en latin, et non en langue vernaculaire. C’est à partir de cette traduction de Pipino que Giovanni Battista Ramusio, secrétaire à la chancellerie de la Sérénissime et bibliothécaire de Saint-Marc dans la première moitié du XVIe siècle, établit sa version vénitienne du récit de Marco Polo. Pour ce faire, le texte de Pipino fut largement complété et modifié par l’intégration d’autres sources manuscrites relatives au marchand de Venise. Dans ses Navigationi et Viaggi, Ramusio publia Le Devisement du monde selon une démarche que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de scientifique, accompagné de nombreuses observations philologiques et paratextuelles, et aux côtés d’autres récits de célèbres voyageurs, tels Hayton l’Arménien ou Magellan. Pour cette compilation, le récit polien fit l’objet d’un véritable travail philologique de la part de Ramusio, désireux d’établir des textes de références. Cet humaniste vénitien a posé la question de la véracité du récit et de la fiabilité du texte. Il l’a considéré d’abord comme un ensemble de fables tout droit sorties de l’imagination de Rustichello, puis comme un répertoire de savoirs géographiques et géopolitiques qu’il fallait expurger des multiples scories que les copistes et traducteurs y avaient déposées au fil du temps.
L’intérêt pour les récits de voyages, tant pour le divertissement que pour les informations que ceux-ci procuraient, a perduré tout au long de la Renaissance et de l’époque moderne. Tel en attestent plusieurs recueils d’auteurs illustres constitués au XVIIe siècle. Ainsi, le moine et prince arménien Hayton, actif au début du XIVe siècle, fut-il souvent cité et édité aux côtés de Marco Polo, comme dans l’étude comparative de l’orientaliste Andreas Müller. En complément du Devisement du Monde, La Fleur des histoires d’Orient d’Hayton apportait en effet un ensemble de connaissances sur l’histoire et la géopolitique de l’Asie. Les deux récits, polien et haytonien, furent donc souvent associés dans des recueils consacrés à l’Orient et à ses contrées lointaines.
Dans l’imaginaire, tant savant que populaire, ces contrées exotiques restèrent longtemps peuplées de monstres fantastiques et d’êtres étranges, souvent hérités des croyances de l’Antiquité. Tentant de démêler fables et réalité, les érudits qui en firent l’étude se basèrent sur les témoignages de voyageurs qui, comme Marco Polo, avaient fait l’expérience concrète des routes et des pays de l’Orient. C’est à partir du Devisement du monde que Ramusio établit des cartes du périple du marchand vénitien et des pays qu’il traversa ; ses cartes furent alors jugées si importantes par les autorités de la Sérénissime qu’elles servirent de décors à la salle des ambassadeurs du Palais des Doges. C’est à partir du Devisement du monde également qu’André Thevet, cosmographe du roi sous les derniers Valois, décrivit plusieurs régions de l’Asie et de l’Afrique dans sa Cosmographie universelle. Sans jamais nommer Marco Polo, il lui emprunte directement son récit, qu’il cite et s’approprie. On retrouve ainsi dans sa Cosmographie la description polienne de la prospère ville de Quinsay, l’actuelle Hangzhou, « cité aux douze mille ponts » bâtie sur l’eau, sorte de sœur chinoise de Venise. Le récit de Marco Polo, maintes fois recopié, amendé, traduit et édité, fit donc très tôt l’objet de débats portant sur sa véracité et servit aussi de point d’ancrage aux premières études géographiques.
Marco Polo, objet d'études des Sciences humaines et sociales au XIXe siècle
Le XIXe siècle, marqué par le développement du positivisme et des sciences, par une recherche de rationalité, aurait pu rejeter Marco Polo et Le Devisement du monde dans les limbes du merveilleux et de l’affabulation ; il n’en fut rien. Bien au contraire, le voyageur vénitien et son récit devinrent des objets d’études, parfois fondateurs, pour les sciences humaines : non seulement la philologie et l’histoire s’en emparèrent, mais la géographie et l’anthropologie, nouvelles disciplines dans le champ scientifique, forgèrent aussi leurs méthodes à partir de la narration polienne.
En 1824 la Société de Géographie, fondée à Paris en 1821, lançait la collection « Récits de voyage et de mémoires » et choisissait de l’inaugurer par l’édition du Devisement du monde, en français et en latin. Fondée par 217 personnalités du monde savant, transdisciplinaire, et présidée alors par François René de Chateaubriand, la jeune Société entendait développer la géographie en tant que science à part entière. Pour ce faire, les chercheurs étaient appelés à réaliser et surtout à croiser études de cabinet et études de terrain. Or, plutôt que de publier le récit d’un explorateur contemporain, elle choisit celui d’un voyageur du Moyen Âge. L’entreprise de publication du récit polien, dirigée par le diplomate et savant Jean-Baptiste Gaspard Roux de Rochelle, fut basée sur le collationnement de différents manuscrits, la plupart conservés à la Bibliothèque royale (BnF), et la comparaison de différentes traductions, dont celle de Ramusio. Cette publication fut justifiée par Roux de Rochelle non seulement parce que le marchand vénitien, qui livre nombre d’informations géographiques, naturalistes, ethnographiques et commerciales, apparaissait comme un précurseur des géographes, mais aussi parce qu’il fut l’un des premiers voyageurs européens vers l’Orient, un Orient pour lequel, depuis la fin du XVIIIe siècle, l’Occident se passionnait.
Cette fascination pour l’Orient se poursuivit tout au long du XIXe siècle, dans les arts et la littérature comme dans les sciences humaines. Dans le même temps, les géographes tentèrent d’émanciper leur discipline, longtemps considérée comme une auxiliaire de l’histoire, en la dotant de méthodes scientifiques et de finalités propres. En 1880 Paul Vidal de La Blache, père de la géographie française, publiait son premier ouvrage : Marco Polo. Son temps et ses voyages. L’évolution de ce savant et de sa démarche scientifique est à cet égard éclairante. Historien de formation, il se consacra finalement à la géographie, au point d’en devenir le chef de file en France et d’en fonder l’organe de diffusion principal : les Annales de géographie. C’est après la publication de son Marco Polo qu’en 1881 il fut admis à la Société de Géographie. S’appuyant sur les éditions de Guillaume Pauthier (1865) et de Henry Yule (1871), le savant français relit le récit polien comme un exemple de géographie historique et politique et le commente à la lumière des explorations scientifiques les plus récentes. Il cherche ainsi à fournir au lecteur des explications rationnelles à certains phénomènes étranges décrits par le Vénitien, comme le mal des montagnes ou la moindre clarté d’un feu se consumant en raison de la raréfaction de l’oxygène en altitude. Il mobilise pour cela les observations d’autres explorateurs et savants contemporains, tels Horace de Saussure ou Alexander von Humboldt. De même, il intègre les travaux les plus récents de cartographes pour accompagner son analyse des territoires orientaux, notamment de la région montagneuse du Pamir. En outre, il s’intéresse à l’usage des pâturages par les Kirghizes, au nomadisme et à l’habitat en yourte des Mongols, développant ainsi sa réflexion sur les genres de vie et les interactions entre l’homme et son milieu.
Le travail d’analyse qu’effectua Paul Vidal de La Blache sur Marco Polo et son récit de voyage s’appuyait en partie sur celui de Sir Henry Yule, ingénieur militaire et orientaliste écossais, membre de la Royal Geographical Society britannique. Envoyé en mission aux Indes, ce dernier se passionna pour l’histoire et la géographie de l’Asie centrale. Lui aussi se confronta aux différentes versions et traductions du Devisement du monde pour en fournir une véritable étude critique en 1871 : The Book of Ser Marco Polo the Venitian. Dans la préface de son ouvrage, Henry Yule souligne la dimension interdisciplinaire et collective du travail accompli, trop grand pour un seul homme, et remercie les nombreux experts - philologues, anthropologues, cartographes, biologistes, explorateurs… - dont il avait sollicité l’avis. Le récit polien est publié avec un ensemble de notes permettant de comparer le témoignage médiéval et les observations savantes contemporaines. De nombreuses illustrations, cartes, plans et lithographies, accompagnent le texte. Suivent les arbres généalogiques de Gengis Khan et de Marco Polo, ainsi qu’un tableau synoptique des différents manuscrits et traductions existants, des synthèses sur les poids et mesures ainsi que sur l’astronomie en Asie au XIIIe siècle, des index.
Interdisciplinaire, globale, l’œuvre d’enquête et d’édition critique de Henry Yule fit date dans les études consacrées à Marco Polo et fut récompensée par la Royal Geographical Society.
De fait, l’ouvrage de Henry Yule fut plusieurs fois réédité, de même que le récit de Marco Polo ne cessa d’être relu et réactualisé à la faveur des explorations des XIXe et XXe siècles. Le philologue et sinologue Henri Cordier, bibliothécaire à la Royal Asiatic Society britannique et futur professeur à l’École des langues orientales, se prit lui aussi de passion pour Le Devisement du monde et son auteur et se consacra des années durant à les étudier et à corriger, amender, compléter l’ouvrage d'Henry Yule. Cordier ne se contenta pas d’un examen philologique, pour lequel il mobilisa plusieurs de ses collègues étrangers travaillant dans les grandes bibliothèques européennes où se trouvaient conservés des manuscrits du récit polien. Il fit également appel à tout son réseau de connaissances savantes : des missionnaires et des diplomates actifs en Chine, des explorateurs, des érudits et informateurs vénitiens, des scientifiques intéressés par Marco Polo, comme l’anthropologue américain Berthold Laufer ou l’historien, philologue et orientaliste Paul Pelliot. Là encore les apports croisés de la philologie, de l’histoire, de la géographie et de l’ethnologie participèrent à recontextualiser et à analyser les informations que livre le marchand du XIIIe siècle sur l’Orient. Marco Polo et son récit furent ainsi modernisés, réactualisés par les sciences humaines. De fait, 600 ans après le voyage du Vénitien, Henri Cordier saisissait l’occasion de ce centenaire pour présenter un état des lieux des nombreuses versions et études du récit polien, pays par pays, et pour rappeler son importance dans les sciences humaines. Cependant, dans un contexte d’exploration et d’expansion coloniale, la connaissance de l’Asie servit aussi à l’impérialisme occidental pour y asseoir sa domination.
Marco Polo et les résurgences du passé : rencontres Orient-Occident sur les Routes de la Soie
Tout au long du XIXe et du XXe siècle, explorateurs, diplomates et savants parcourant le continent asiatique le firent avec à l’esprit les voyages de Marco Polo. Certains, tel l’anthropologue Berthold Laufer, ami d’Henri Cordier, avaient des exemplaires de son récit annotés au fil de leurs observations de terrain. D’autres, comme le diplomate et sinologue Maurice Jametel, couchèrent par écrit leur propre relation de voyage, très souvent en y mêlant de nombreuses références tirées du Devisement du monde. Maurice Jametel, par ailleurs chargé de cours puis professeur de chinois à l’École des langues orientales, publia son Pékin. Souvenirs de l’Empire du Milieu en 1887. Il y témoigne de son séjour passé en Chine entre 1878 et 1880, en tant qu’interprète à la légation française de Pékin. Jametel voulait en effet partager son expérience du pays afin de corriger les inexactitudes et inventions des « géographes de cabinet » et des conteurs d’histoires qui, selon lui, proliféraient et divulguaient de fausses informations. À la différence de Marco Polo, ces derniers étaient accusés de n’avoir jamais voyagé et de parler de peuples et de pays qu’ils n’avaient jamais vus. Connaissant parfaitement Le Devisement du monde, Maurice Jametel relie sa propre expérience à celle du marchand vénitien et le cite parfois longuement. À l’instar de celui-ci, Maurice Jametel fit l’effort, précise-t-il, d’apprendre la langue et la culture de l’Autre en séjournant plusieurs années à l’étranger, loin des siens. Ce faisant, il établissait un parallèle entre le voyageur du XIIIe siècle et lui-même. Ainsi procède-t-il lorsque, arrivé à Pékin, le diplomate compare ce qu’il voit avec la description de la Khan-baligh visitée par Marco Polo :
Je tire de ma poche quelques feuillets, détachés d’un volume que je conserve précieusement dans ma poche, depuis mon départ de Marseille, pour les relire au moment psychologique, qui est enfin arrivé : c’est la description de la capitale de l’Empire du Milieu, telle qu’elle était en 1373, lorsque le Vénitien Marco Polo la visita.
Maurice Jametel, Pékin. Souvenirs de l'Empire du Milieu, 1887.
L’empreinte de Marco Polo a perduré jusqu’à nos jours : des férus de voyage amoureux de l’Orient, des écrivains, tel le Britannique Patrick Leigh Fermor, des journalistes comme Alfred de Montesquiou, lauréat du prix Albert-Londres, ou même encore des chercheurs comme l’ethnologue vénitien Attilio Gaudio, continuent de partir « sur les traces de Marco Polo ». C’est d’ailleurs le titre qu’Attilio Gaudio donne à son récit de voyage, qu’il présente comme le « simple carnet de route d’un jeune Latin, qui s’est efforcé de renouveler le voyage asiatique de Marco Polo, avec toute sa signification morale ». L’ethnologue et journaliste entreprit son périple en 1954, alors qu’étaient célébrés les 700 ans de la naissance du marchand vénitien. Parti de Paris, passant par Florence puis Venise, Gaudio traversa l’Europe orientale et l’Asie pour rejoindre Assam en Inde, Le Devisement du monde en mains. Sa mission était de rassembler documents et observations sur les pays jalonnant sa route afin de les comparer aux témoignages du récit polien médiéval et de cerner les changements advenus dans « l’Asie immobile », tant sur les plans anthropologique et philosophique que sur les plans politique et géographique. Comme Vidal de La Blache en son temps, Attilio Gaudio accorda beaucoup d’attention à la variété des paysages et à leur évolution ainsi qu’aux mœurs et coutumes des populations rencontrées. Il documenta par ailleurs l’existence de routes inconnues et l’état de celles déjà répertoriées sur les cartes, et rendit compte des rapports géopolitiques à l'œuvre en Orient.
De telles initiatives s’inscrivent dans l’étude des relations entre Orient et Occident, que ce soit dans une perspective scientifique, diplomatique et politique ou commerciale. Ainsi, tout un travail historique a été mené, et continue d’être mené, pour remettre en contexte le personnage de Marco Polo et son récit de voyage. De telles études peuvent présenter un caractère savant, voire érudit, comme celles de Pierre Ménard et de Thomas Tanase en France, de Peter Frankopan au Royaume-Uni ou de You-Liang Chen en Chine, pour ne citer que quelques spécialistes ; elles peuvent aussi prendre une dimension grand public, comme le petit livre que le sinologue Jean-Pierre Drège consacre à Marco Polo et la Route de la Soie. Elles retracent le développement des réseaux de communication entre l’Orient et Occident, des réseaux parcourus non seulement par les marchands mais aussi par les pèlerins, les explorateurs, les militaires et les diplomates depuis le Moyen Âge. Marco Polo y apparaît comme une figure de la rencontre avec l’autre, l’ailleurs, et sert de point d’ancrage, voire de point de départ à l’analyse de la profondeur historique des relations économiques, culturelles et politiques le long des routes de la soie. C’est cette profondeur que le byzantiniste britannique Peter Frankopan relie à notre monde contemporain pour montrer non seulement l’interconnexion de longue date des sociétés européennes, asiatiques et africaines, mais aussi l’empreinte du passé dans le présent qui sous-tend ces relations. Les anciennes routes de la soie qu’empruntaient Marco Polo et les marchands du Moyen Âge pour faire le commerce des épices et autres produits précieux appartiennent à l’histoire mondiale : elles permettent de penser et de décrire les liens établis entre les continents, les peuples, les langues, les cultures au fil des millénaires et d’inscrire leur développement dans le temps et dans l’espace. Des Routes de la Soie aux Nouvelles Routes de la Soie, des épices et des étoffes précieuses aux produits de la consommation de masse, c’est l’ancienneté de ces liens et leurs transformations contemporaines via un usage politique du passé qui intéressent désormais aussi les pays d’Asie, en premier lieu la Chine. Si l’idée et l’expression de « routes de la soie » sont occidentales, leur réalité historique est étudiée en Chine comme témoignage des contacts entre Orient et Occident. Et depuis 2013 les autorités chinoises investissent massivement pour ressusciter ces mythiques voies commerciales et soutenir des projets de développement aptes à renforcer l’influence de la République populaire en Asie.
Marco Polo en ses diverses langues : des traductions à travers le monde
Composé et consigné par écrit à la fin du XIIIe siècle, le récit des voyages de Marco Polo en Asie fut d’abord rédigé en franco-italien, un français parsemé d’italianismes ayant cours en Italie du Nord. Son Devisement du monde, appelé également Livre des merveilles, fut rapidement copié, recopié, traduit et retraduit : en latin bien sûr, langue de savoir et de communication scientifique par excellence, en vénitien et en toscan également, en français, mais aussi en allemand, en tchèque, en portugais… sans compter les dialectes. La multiplication des traductions et des copies explique l’existence de plusieurs versions de l’œuvre, plusieurs fois corrigée, amendée, transformée. La multiplicité de ces traductions et copies témoigne de la diffusion du récit à travers toute l’Europe, des îles britanniques aux terres de Bohême, des Flandres à la Méditerranée. Ce sont ainsi plus de 150 manuscrits médiévaux qui en ont été recensés. Il faut y ajouter diverses xylographies, puis, à partir de la deuxième moitié du XVe siècle, d’innombrables versions imprimées. De fait, Le Devisement du monde devint un best-seller, et son auteur célèbre, dès le Moyen Âge.
Le succès du récit de voyage de Marco Polo peut ainsi être appréhendé non seulement grâce au nombre des copies et traductions qui en ont été faites, mais aussi à travers la diversité sociale de son « public » : le roi de France bibliophile Charles V et son frère Jean de Berry, propriétaire d’un magnifique exemplaire enluminé du Livre des merveilles, les ducs de Bourgogne, grands mécènes férus d’art et de littérature, mais aussi des membres du Parlement, des médecins, des savants issus des milieux académiques et universitaires, des hommes d’église, cardinaux ou simples moines, des marchands ou encore des explorateurs, tel Christophe Colomb… Ce succès se maintint tout au long de la Renaissance et de l’époque moderne et, jusqu’à nos jours, ne s’est jamais démenti.
Au XXe siècle, ce processus continu de traduction, qu’il s’agisse d’éditions savantes ou de résumés populaires, s’étendit en dehors de l’Europe, témoignant d’un intérêt universel pour cette somme médiévale. Ainsi fleurissent de nombreuses traductions et résumés du récit polien non plus seulement à travers l’Europe, mais aussi à travers l’Afrique et l’Asie. Les traductions intégrales voisinent avec des textes de vulgarisation résumés et parfois illustrés. Marco Polo et son Devisement du monde continuent de passionner les savants et les didacticiens, qui reprennent leurs recherches à la faveur de la stabilité retrouvée après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et signent de nombreuses publications très érudites, notamment en Russie, en Tchéquie ou encore en Iran. Désormais se multiplient également des versions simplifiées et destinées à un plus large public. Le portrait du marchand vénitien, représenté tantôt jeune, tantôt âgé, figure souvent en préambule, et les moments-clés de son périple en Orient donnent lieu à des illustrations romanesques invitant au rêve et aux voyages imaginaires.
Pour aller plus loin
En écho à l'exposition, cette sélection d'ouvrages vous propose de voyager dans les traces de Marco Polo aux côtés d'autres explorateurs et savants, mais aussi de vous interroger sur les multiples rapports entre sciences et récits.
La sélection est présentée du 26 août au 7 septembre à l'entrée de la bibliothèque.
De l'Orient à l'Occident et retour
Des monts célestes aux sables rouges
Bazaars of Chinese Turkestan
Bibliografia italiana dell'Iran, 1462-1982
Chine / Europe / Amérique
Did Marco Polo go to China?
China through the eyes of the West
Contemporaries of Marco Polo
À découvrir sur Le Carreau de la BULAC
Laurent Quisefit, co-commissaire de l'exposition, signe un article sur la vie, les voyages et les réceptions du texte de Marco Polo.
Nos intervenants
Chargée de collections pour le domaine généralités transverses, le domaine Amériques et le domaine océanien
Laurent Quisefit est chargé de collections pour le domaine coréen de la BULAC, chargé de cours à l'Inalco et docteur en Asie orientale et sciences humaines, chercheur associé à l'UMR 8173 - Chine, Corée, Japon (EHESS - CNRS).